
Des recueils factices ! Une chimère de bibliothécaires ? Non. Plutôt une histoire d’astronomes-bibliophiles… Ce sont eux en effet qui ont constitué ces recueils en organisant au sein de leur bibliothèque personnelle ou de celle de l’Observatoire les ouvrages de format réduit (c’est-à-dire non assimilables à des livres) qu’ils recevaient ou acquéraient, réunissant un nombre variable d’unités documentaires sous une même reliure ou un même conditionnement. Outre ce que disent en creux ces recueils sur la conception qu’avaient leurs producteurs quant à l’organisation de leur bibliothèque et sur les thématiques de recherche auxquelles ils s’intéressaient, ils ont à voir aussi avec la production et la circulation des résultats scientifiques sur la longue durée. Leur volume, la typologie de leurs composants et leurs contenus sont la trace d’échanges scientifiques intenses entre les astronomes européens, se tenant au courant de leurs recherches respectives.
Les axes de constitution de ces recueils sont multiples : on trouvera ainsi des regroupements par auteur, par imprimeur ou par thématique ; ailleurs un possesseur a choisi de rassembler en une unité physique des publications diverses, sans ordre apparent. Les documents qu’ils renferment présentent par ailleurs une typologie variée : opuscules, brochures, thèses, tirés-à-part, cartes, planches, catalogues, tables…Enfin ils couvrent une large période (15e-20e siècle), même si le 19e siècle est particulièrement bien représenté et le 20e très peu. Notons enfin que les recueils en général, et ceux du 19e en particulier, regroupent souvent de "la littérature grise", des documents à tirage limité, souvent diffusés en dehors des éditeurs commerciaux. Ces documents sont la partie immergée de "l’information scientifique et technique" qui englobe aussi les livres et les périodiques.
Le nombre de recueils peut à première vue sembler modeste mais les 760 recensés en 2015 contiennent en fait plus de 9 800 unités documentaires. L’estimation de la volumétrie probable de cet ensemble a du reste été d’abord largement sous-évaluée puisque la toute première, faite en 2012, était de seulement 6 000 pièces ! Aujourd’hui, 5 245 unités (dont 4 810 modernes et 435 anciennes) ont déjà été traitées dans 382 volumes.
La partie la plus complexe de ce chantier, la reprise du catalogage des recueils factices anciens, a débuté pour sa part en 2014, avec un total de 438 documents signalés à ce jour dans 102 volumes, la plupart du 15e au 17e siècles. Plus d’une centaine de volumes restent à signaler. Constitués par thème (par exemple les comètes de novembre et décembre 1618), par auteur, ou rassemblant des fascicules et des fragments textuels selon le choix arbitraire de l’ancien possesseur, les recueils factices anciens sont par ailleurs les seuls à être regroupés parfois par imprimeurs.
Le catalogage des livres anciens (antérieurs à 1830) est, de façon générale, bien plus exigeant et long que celui des ouvrages postérieurs. Le niveau de difficulté s’accroit bien plus encore quand il s’agit d’opuscules très anciens, lesquels sont souvent des objets bibliographiques difficiles à identifier. La description détaillée des exemplaires exige des connaissances en histoire du livre mais aussi en héraldique, paléographie, codicologie... Les anciens possesseurs sont identifiés dans la mesure du possible, au prix souvent de longues recherches. Par ailleurs, un certain nombre de documents fragmentaires nécessitent une identification, à l’aide de passages de texte, des réclames, signatures, filigranes et typographie. [1]
Les registres d’entrée –ou inventaires- de la Bibliothèque ont été mis en place vers 1910. Quoique très succincts, ils permettent parfois de lever le voile sur l’origine de ces recueils. Beaucoup, qui se trouvaient à l’Observatoire bien avant leur entrée dans l’inventaire, ont été constitués par des possesseurs privés. Les astronomes-bibliothécaires en charge de la Bibliothèque ont par ailleurs poursuivi la pratique de mise en recueils pour les opuscules acquis aux 19e et au début du 20e siècles par l’Observatoire. [2]
Les recueils anciens conservés à la bibliothèque de l’Observatoire proviennent principalement de deux collectionneurs : l’astronome Joseph-Nicolas Delisle et le mathématicien Michel Chasles. En 1755, Delisle a donné au Dépôt de la Marine les archives et les imprimés qu’il a collectionnés tout au long de sa vie. De là, ses collections ont été transmises en 1795 au Bureau des Longitudes, qui les a installées à l’Observatoire. En 1881, la bibliothèque de Chasles a été mise en vente, suite à son décès en décembre 1880, et certains volumes ont été acquis par l’Observatoire grâce aux subventions du Ministère de l’Instruction. L’ex-libris gravé de Chasles se trouve sur tous ses volumes, ainsi que la mention du prix et du lot dans le catalogue de vente de sa bibliothèque. Dans l’échantillon déjà traité, 46 % des volumes sont en provenance du Dépôt de la Marine (Delisle), et 24 % en provenance de la bibliothèque de Chasles.
Le traitement des recueils factices anciens permet de faire de véritables découvertes, car ils contiennent des documents ou volumes qui ont une histoire particulière, voire des unica c’est-à-dire des exemplaires qui ne sont répertoriés dans aucune autre bibliothèque française et parfois même inconnus ailleurs dans le monde.
Parmi les « super unica », ceux qu’aucune bibliothèque ne signale, figure un petit traité sur les éclipses daté de 1649, semble-t-il la seule publication de Theophanus Bieda, vicaire du monastère de la Sainte-Trinité à Vilnius et prêtre de l’ordre de Saint Basile le Grand. Le document a appartenu à Albert Linemann (1603-1653) dont il porte l’ex-libris manuscrit. Linemann était professeur des mathématiques, astronome et Kalenderschreiber à Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad en Russie). Il était aussi l’un des correspondants du célèbre astronome polonais Johannes Hevelius (1611-1687) et nous conservons dans les 16 volumes de la correspondance de cet astronome 32 lettres écrites par lui et sept lettres qui lui sont adressées.
Les recueils comportent aussi de nombreux opuscules astronomiques édités dans divers pays d’Europe qui ne se trouvent en France qu’à l’Observatoire de Paris, par exemple trois ouvrages de Paul Nagel, astrologue, prognosticateur, théologien et astronome actif entre 1606 et 1621. La réponse de Peter Crüger (1580-1639), -lui-même mathématicien, poète et prognosticateur à Gdańsk-, aux pronostications de Nagel de 1622 est elle aussi un unica français.

La présence d’ex-libris rend également précieux certains recueils. Il s’agit de la marque apposée par le possesseur d’un ouvrage, souvent une simple mention manuscrite de son nom. A partir du 17e siècle, cette mention est remplacée couramment par une gravure collée sur le contreplat du volume. L’ex-libris gravé ou imprimé peut comporter les armes et la devise du propriétaire, avec ou sans son nom, ou uniquement son nom. Ainsi Delisle ayant acquis la correspondance et certains volumes de la bibliothèque de Hevelius, il n’est pas étonnant de trouver dans les recueils qui proviennent de sa bibliothèque des opuscules portant les ex-libris de Hevelius et de ses correspondants. C’est le cas par exemple du Theoriae motvs cometae anni MDCLXIV de Jean-Dominique Cassini (1625-1712) ainsi que d’un ouvrage du célèbre Jérôme Cardan (ou Gerolamo Cardano), mathématicien, physicien, philosophe et astrologue italien.

Il faut signaler enfin dans les trésors de la Bibliothèque un recueil de quatre documents du 16e siècle, que Jacques-Auguste de Thou (1553-1617) a fait relier. Thou était historien, écrivain, bibliophile, maître de la Bibliothèque du roi (1593) et président à mortier du Parlement de Paris. Sa bibliothèque, vendue en 1680 par son héritier au marquis de Ménars, Jean-Jacques Charron (1643-1718), a été dispersée en 1789. Le volume contient des œuvres de Petrus Appianus, Georg von Peurbach, et Francisco Sarzoza. Sa reliure, exécutée entre 1590 et 1601, porte le blason doré de Thou au centre des plats, le chiffre "I.A.M." pour "Jacques-Auguste-Marie" et le nom "Iac Avgvst Thvanvs". C’est, dans les entre-nerfs du dos, le monogramme formé des lettres de son nom et l’initiale "M" du prénom de sa femme, Marie de Brabançon de Cany, qui permet la datation. En effet l’initiale de son épouse figure sur ses reliures à partir de leur mariage et jusqu’à sa mort en 1601.
Laurence Bobis, Susan Keyes
Quelques exemples de notices
Théopha Biéda
- Eclipsis solis et lunæ publicâ prælectione in Collegio Societatis Jesu Brunsbergensi explanata. Sub auspiciis periliustris ac admodum reverendi domini, D. Matthiæ Montani, Canonici Varmiensis, &c. a Theophane Biedà, religioso ordinis S. Basilii M. alumno santissimi D. mathematicæ & philosophiæ auditore anno M. DC. XLIX. mense maio die [ ]—Imprimé par Kaspar Weingärtner à Braunsberg (aujourd’hui Braniewo) en 1649. NB : La date imprimée est incompléte : mense maio die [ ].
Paul Nagel
- Stellæ prodigiosæ seu cometæ per oculum triplicem observatio & explicatio. Das ist : Des newen Cometen und Wundersterns im October/ November und December 1618. erschienen / warhafftige Deutung und Außlegung per Magiam insignem, der gleichen zuvor nicht gesehen : Allen Menschen auff Erden zur guten Nachrichtung und Warnung fürgestellet durch Paulum Nagelium L. M. Theologum und Astronomum, &c. — Nagel lui-même a fait imprimer ce fascicule en 1619.
- Complementum astronomiæ und auszführliche Erklerun[n]g des fünffjahrigen Prognostici 1619. zu Hall gedruckt. Darauß man gleich mit offenen Augen sehen und verstehen kan/ was in der kürze und angedeuten Jahr en zugewarten. Menniglichen und jederman zu guter Nachrichtung und nüßlichen Gebrauch/ als den andern Theil des Prognostici für Augen gestellet durch M. Paulum Nagelium Lips. —Imprimé par Christoph Bißmarck à Halle en 1620. Ce traité contient des informations important sur les rosicruciens.
- Ander Theil des in 1618. Jahre erschienen und verschienenen Cometen / so an diesem Orte zur Proba begreifft / eine kurtze warhafftige Deutung und interpretation des newen wunder-Sterns 1572. und des Cometen 1577. erschienen / wird auch angezeigt wie der Comet 1577. mit den Cometen 1618. in einer Harmonia stehe was ihre præludia gewesen / und was noch für Wunder in kürtzen ja jetzt werden offenbar werden.— Imprimé en 1619, sans mention de l’imprimeur.
Peter Crüger (1580-1639). Mathématicien, poète et prognosticateur à Gdańsk. Il était professeur au gymnasium et mentor de Johannes Hevelius. Il a entretenu une correspondance avec le jeune Hevelius pendant ses voyages en Europe et a inspiré son intérêt pour l’astronomie et la gravure. La bibliothèque possède les seules lettres existantes échangées entre Crüger et Hevelius.
- An den Achtbaren und wolgelahrten Herren M. Paulum Nagelium Weitberühmten Theologastronomum Cabalapocalypticum in Meissen/ ein Sendbrieff M. Petri Crügeri, der Stadt Danßigk Mathematici —Imprimé par Andreas Hünefeld à Gdańsk en 1621. Souvent appelé le Sendbrieff.
Jean-Dominique Cassini (1625-1712).
- Theoriae motvs cometae anni MDCLXIV pars prima ea præferens, quæ ex primis obseruationibus ad futurorum motuum prænotionem deduci potuere, cum noua inuestigationis methodo, tum in eodem, tvm in comete novissimo anni MDCLXV ad praxim reuocata —Imprimé par Fabio Falco à Rome en 1665.
Bien que ce document ne soit pas très rare (la bibliothèque elle-même en possède deux exemplaires), c’est l’ex-libris manuscrit de 1673 de Johannes Hevelius qui rend le volume unique.
Gerolamo Cardano (1501-1576). Mathématicien, physicien, philosophe et astrologue.
- Hieronymi Cardani, In Cl. Ptolemaei de Astrorvm ivdiciis avt (vt vvlgo appellant) Qvadripartitae constructionis lib. IIII commentaria, ab avtore postremùm castigata et locupletata. His accesservnt eivsdem Cardani, de septem erraticarvm stellarvm qualitatibus atq[ue] uiribus liber posthumus antè non uisus, Genitvrarvm item XII. ad hanc scientiam rectè exercendam obseruatu utilium, exempla...—Imprimé à Bâle par Heinrich Petri en 1578. Le livre contient une courte description de l’horloge de Strasbourg et une traduction latine du Quadripartium de Ptolémée.
La bibliothèque possède deux exemplaires de ce livre. Les deux ont été reliés par le Dépôt de la Marine, mais l’un porte aussi trois ex-libris manuscrits du 17e siècle dont celui de Lorenz Eichstaedt (1596-1660), mathématicien, astronome et médecin à Stettin (Szczecin), Lübeck et Gdańsk.
Recueil relié par Jacques-Auguste de Thou (1553-1617) , comprenant des oeuvres de : Petrus Apianus (1495-1551), mathématicien et astronome, connu pour son travail en cartographie et ses observations de la Lune pour déterminer les longitudes ; Georg von Peurbach (1423-1461) connu pour son travail sur Ptolémée, pionnier de la révolution képlérienne et copernicienne ; Francisco Sarzosa (….-1556). Mathématicien et astronome, originaire de Cella, Espagne.
- Instrumentum Sinuum, seu primi mobilis, nuper à Petro Apiano inventum, nunc autem ab eodem diligenter recognitum & locupletatum …—Imprimé à Nuremberg par Johann Petreius en 1541.
- Introductio geographica Petri Apiani in doctissimas Verneri annotationes, …—Imprimé à Ingolstadt, sans mention de l’imprimeur.
- Tractatus Georgii Peurbachii super propositiones Ptolemæi de sinubus & chordis …—Imprimé à Nuremberg par Johann Petreius en 1541.
- Novus commentarius in aequatorem planetarum…—Imprimé à Paris par Denis Cotinet et vendu par Barthélemy Macé, libraire, 1590. Il s’agit d’une édition posthume du traité publié par Francisco Sarzosa en 1526.
[1] A la fin de cet article sont données à titre d’exemple les notices des ouvrages particuliers qui sont cités au fil du texte.
[2] Notons que si la Bibliothèque reçoit aujourd’hui encore des ouvrages non livres, désignés comme « brochures », ceux-ci ne sont plus désormais constitués en recueils reliés.