L’année 1986 marquait le bicentenaire de la naissance d’Arago (Estagel 1786 - Paris 1853) et, à cette occasion, la Bibliothèque de l’Observatoire de Paris lui avait consacré une vitrine à l’intention du public venant visiter le bâtiment Perrault. On y exposait un extrait du poème Promontorium somnii de Victor Hugo [1], dans lequel il faisait état d’une visite rendue en 1834 à François Arago . Ce dernier, qui habitait l’Observatoire depuis le début du siècle, venait d’être nommé "Directeur des observations" par le Bureau des longitudes qui assurait depuis sa création en 1795 la tutelle de l’Observatoire et ne nommait jusque là que des "directeurs délégués".

Dans le long poème en prose qu’il consacre à cette visite, Victor Hugo raconte être monté sur la plate-forme de l’Observatoire et y avoir observé la Lune. Les recherches menées en 1986 avaient conduit à conclure que cette observation avait eu lieu à l’équatorial de Gambey, installé dans une des coupoles de la terrasse, la grande coupole et sa lunette – aujourd’hui appelée Coupole Arago - n’étant pas encore en place.

Le bicentenaire de la naissance de Victor Hugo a amené beaucoup de curieux à interroger de nouveau l’Observatoire de Paris sur l’instrument utilisé par Arago et Hugo ce soir de 1834. La Bibliothèque a donc demandé à Madame Suzanne Débarbat, astronome et historien de l’Observatoire de Paris, ainsi qu’à Monsieur Michel Combes, astronome de l’Observatoire de Paris et spécialiste d’optique instrumentale, de reprendre ces recherches, ce qu’ils ont fait en se fondant sur deux éditions critiques de l’oeuvre de Victor Hugo, celle de René Journet et Guy Robert ( Victor Hugo. ″Promontorium Somnii″ , Paris : les Belles lettres, 1961 (Annales littéraires de l’Université de Besançon, 42) et celle publiée sous la direction de Jean Massin ( Victor Hugo, Œuvres complètes, t. 12 , Paris : Le Club Français du Livre, 1969) qui s’appuie largement sur la précédente.

S’il s’agit bien de la terrasse supérieure - et Hugo écrit qu’Arago le fit monter sur la plate-forme, expression qu’employait aussi Arago pour désigner cette terrasse- deux petites coupoles y étaient alors construites côté Nord, aujourd’hui désaffectées mais toujours en place. Celle qui est à l’Ouest du méridien, de dimensions très réduites, possédait une arcature en fer sur laquelle était tendu un tissu blanc pour réfléchir au mieux la lumière et la chaleur solaires. L’autre coupole abritait le cercle azimutal de Reichenbach, célèbre constructeur de Munich, que Laplace avait offert à l’Observatoire de Paris vers 1810, pour y mener des observations de la Lune. Cet instrument qui permettait d’améliorer la connaissance du mouvement du satellite de la Terre, problème difficile pour les astronomes, se trouve aujourd’hui dans la Grande galerie de l’Observatoire de Paris.

Dans le même temps, le Bureau des longitudes avait entrepris de faire installer sur la terrasse une lunette à monture équatoriale du constructeur français Gambey. En 1834 cette lunette était en cours de tests, et ce n’est qu’en 1835 qu’elle sera prête pour les observations. Pendant sa longue phase d’essai, elle fut d’abord installée dans la plus petite des deux coupoles, avant que l’on n’intervertisse l’équatorial Gambey et le cercle de Reichenbach.

Parallèlement, Arago et le Bureau des longitudes envisageaient d’équiper l’Observatoire de Paris d’une lunette de grande longueur focale, analogue à celle qui existait à l’Observatoire de Dorpat (Tartu en Finlande). Celle-ci devait permettre l’observation d’étoiles doubles, dont l’existence n’avait été découverte que quelques décennies auparavant. Ils s’adressèrent pour la réaliser aux constructeurs français Cauchoix et Lerebours. Ce dernier possédait en effet des objectifs de différents diamètres qui furent tour à tour essayés à l’Observatoire de Paris des années 20 aux années 30. Ces objectifs furent montés sur un tube approprié d’abord dans l’un des pavillons qui, à l’Est, jouxtent la tour du bâtiment principal, puis, sans que les textes soient très clairs à ce sujet, sur la terrasse supérieure à une date indéterminée.

Si trois instruments se trouvaient de façon sûre à la date de 1834 sur la terrasse, ils ne permettaient pas les mêmes observations. Victor Hugo affirme en effet avoir observé par « une lunette qui grossissait quatre cents fois » et rapporte qu’Arago lui soutint qu’elle ramenait la distance entre lui et la lune de 90000 à 225 lieues, ce qui correspond bien approximativement à la distance entre la Terre et son satellite [2]. L’équatorial de Gambey, qui n’était pas encore tout à fait opérationnel comme on l’a vu, doit être éliminé par le diamètre de son objectif et sa longueur focale qui n’offrent guère qu’un grossissement de 40. Le cercle de Reichenbach, dont la lunette a des caractéristiques voisines, est exclu également pour les mêmes raisons.

Restent alors les différents objectifs de Lerebours, testés à l’Observatoire de Paris, et dont les diamètres étaient de l’ordre de la vingtaine de centimètres, pour des longueurs focales de 5 à 6 mètres. Leur grossissement, avec des oculaires ayant un centimètre et demi de longueur focale, pouvait atteindre la valeur 400 donnée par Victor Hugo.

Par ailleurs, seul un grossissement important pouvait permettre au poète de donner certaines précisions. Dans ce télescope [3], il ne voit en effet d’abord rien, ce qui s’explique par le fait que la lunette était orientée vers la partie de la Lune non éclairée par le Soleil, ce qu’il appelle « lueur cendrée » et que Lalande comme Arago nommaient « lumière cendrée ». Puis, il ne distingue "qu’un segment obscur" en raison même de l’importance du grossissement.

Assistant à « un lever de Soleil dans la Lune », Hugo a un éblouissement et voit apparaître tout un paysage lunaire, mentionnant successivement le volcan Messala, le Promotorium somnii, le mont Proclus, le mont Cléomèdes et le mont Petavius. Comme le signalent les éditeurs scientifiques du Promontorium somnii, ces noms sont donnés dans l’ordre de la nomenclature de la carte de Cassini (1625-1712). Cette carte reproduite dans le Magasin pittoresque du 23 mars 1833, était collée sur un des folio du manuscrit de Promontorium somnii de Victor Hugo. La critique génétique du texte montre par ailleurs qu’avant la version publiée en 1864, Hugo avait mis Séléné pour Messala et Aristarque pour Promontorium somnii.

La carte du Magasin pittoresque présente les accidents lunaires dans leur ordre d’apparition dans le champ d’une lunette, sous réserve que la Lune toute entière y soit observable ou encore, ainsi que cela était précisé au XVIIe siècle, dans l’ordre correspondant au mouvement de l’ombre de la Terre sur la Lune lors d’une éclipse totale. Il est clair que Victor Hugo a contrôlé son observation directe ou les souvenirs qu’il en avait en se servant de cette nomenclature. En effet, sur celle-ci Aristarque se trouve à l’Est de la face visible de la Lune, les autres lieux se trouvant à l’Ouest : il est donc parfaitement impossible que Victor Hugo l’ait vu en même temps que le mont Proclus ou le mont Petavius dans la mesure où la lune était en croissant lors de son observation. C’est en se rendant compte de cette impossibilité qu’il a dû corriger son texte et utiliser le poétique Promontorium somnii, dont il fera le titre de son poème...

Par ailleurs Hugo, décrivant l’apparition progressive de ces structures lunaires, rapporte l’explication qu’Arago lui en aurait donnée, et qui, ajoute-t-il, se conçoit d’elle-même : elles seraient apparues peu à peu grâce au « mouvement propre de la Lune ». Or, le seul mouvement de la Lune visible en peu de temps est celui de la Terre qui fait successivement entrer dans le champ de la lunette différentes structures de l’astre observé. Cela milite en faveur de l’utilisation d’une des lunettes expérimentales de l’Observatoire, certainement installées sur le grand pied Cauchoix qui venait d’être acquis pour les essais et qui devait être orienté manuellement. L’équatorial de Gambey, en effet, aurait permis à la lunette de compenser le mouvement de la Terre.

Compte tenu du grossissement indiqué par Victor Hugo, le champ de la lunette ne pouvait guère dépasser deux minutes de degré ce qui correspond au 15e du diamètre lunaire qui est d’environ1/2 degré. Il est donc difficile d’admettre qu’il ait pu voir successivement tous les lieux qu’il évoque car ils sont situés sur un arc lunaire Nord – Sud de grande amplitude. Or le mouvement de la Terre ne peut permettre le cas échéant que de dévoiler à l’observateur des points situés sur un arc Est-Ouest. Il est donc clair, comme le pensait le commentateur du texte de Hugo dans l’édition Massin, que le poète s’est largement appuyé pour finaliser son texte en décembre 1863 sur la carte du Magasin pittoresque. Il relève aussi la présence dans sa bibliothèque d’une édition de 1863 du Discours sur la pluralité des mondes de Fontenelle, lequel y évoque le « Promontoire des songes ». Il est possible aussi, ainsi que l’ont soutenu Journet et Robert, que Victor Hugo a été frappé par la puissance évocatrice du nom Promontorium somnii relevé sur la carte de Cassini.

Quoi qu’il en soit, influence de Fontenelle ou de la carte de Cassini, raisonnement logique de l’auteur ou souvenir d’une vision réelle remontant à une trentaine d’années, l’observation de la Lune a été pour le poète une expérience marquante et un des ses « profonds souvenirs ».

La Bibliothèque remercie S. Débarbat et M. Combes pour les recherches qu’ils ont bien voulu entreprendre et qui permettent de satisfaire - dans les limites de la documentation actuelle - les curieux, lecteurs de Victor Hugo.

Laurence Bobis, Conservateur
Directeur de la Bibliothèque


[1Voir le texte sur Wikisource.

[2Une lieue correspondant à 3,898 km, 90 000 lieues représentent environ 360 000 km. La distance Terre –Lune est en moyenne de 380 000 km.

[3Il s’agit bien sûr non pas d’un télescope au sens propre mais d’une lunette astronomique : la lunette a en effet pour objectif une lentille tandis que télescope utilise un miroir pour concentrer la lumière. Avant Foucault et l’invention du miroir de verre argenté, les télescopes ne pouvaient rivaliser avec les performances des lunettes.

Modifié le 24 janvier 2019