Illustration par défaut

Neutrinos solaires : observations et modèles sont ils enfin reconciliés ?

1er juillet 2002

Le coeur du Soleil est le siège de réactions nucléaires qui produisent des neutrinos électroniques e. Ceux-ci théoriquement atteignent la Terre à un taux de 65 milliards par cm2 par seconde. Toutefois seulement 50% de ces neutrinos sont détectés sur Terre. Comment expliquer ce déficit ? Les neutrinos électroniques subissent-ils une transformation en d’autres espèces de neutrinos pendant leur trajet jusqu’à la Terre ? Ou bien notre compréhension actuelle de la structure interne du Soleil est-elle erronée, ce qui nous conduirait à surestimer le flux de neutrinos ? Deux chercheurs français de l’Observatoire de Paris, en collaboration avec deux collègues indiens, ont contribué à l’effort international visant à résoudre cette énigme en construisant des modèles solaires plus réalistes, basés sur les mesures d’oscillations de la surface du Soleil, ou héliosismologie.

Au cours des trente dernières années, les modèles solaires dits standard' et les expériences de   détection de neutrinos sur Terre ont été en désaccord sur la quantité de   neutrinos produits dans le coeur nucléaire solaire, les modèles prédisant   toujours un flux en excès. Plusieurs suggestions ingénieuses ont été   proposées pour expliquer ce désaccord, soit en faisant appel à des modèles   solairesexotiques’ soit en invoquant des propriétés `non-standard’ pour les neutrinos (au sens de la physique des particules) qui expliquerait dès lors qu’ils échappent aux détecteurs. Parmi celles-ci, une masse non nulle des neutrinos permettrait des oscillations entre le neutrino électronique e produit par les réactions nucléaires, vers ses compagnons les neutrinos muon et tau ou vers un neutrino stérile, non détectable par les instruments actuels. Un autre processus intéressant pourrait venir de l’existence pour le neutrino d’un moment magnétique qui interagirait (précesserait) avec le champ magnétique solaire en changeant son hélicité de gauche à droite, le rendant ainsi stérile pour les détecteurs. Récemment, des indices ont été assemblés en faveur de telles oscillations, en se basant sur une étude détaillée du flux de neutrinos à haute énergie (> 5 Mev) détecté par l’Observatoire National de Sudbury (SNO) (Ahmad et collaborateurs 2002, nucl-ex/0204008) et par l’expérience de Super-Kamiokande (Fukuda et collaborateurs 1998, Phys. Rev. Lett. 81, 1158).

Il y a donc un bon espoir que bientôt les astrophysiciens soient capables d’utiliser les flux de neutrinos mesurés sur Terre pour déduire directement les conditions règnant au centre du Soleil, où les neutrinos sont émis, et peut-être même de détecter son champ magnétique interne. Ceci incite les astrophysiciens à améliorer la précision de leurs modèles de l’intérieur solaire, afin d’optimiser la prédiction du flux de neutrinos et d’aider les physiciens des particules à départager les différentes solutions d’oscillation des neutrinos. Ils disposent pour cela d’un très puissant diagnostic, l’héliosismologie. L’héliosismologie est l’étude des ondes acoustiques observées à la surface du Soleil. L’étude de la propagation des ondes à l’intérieur du Soleil permet de remonter à sa structure interne. On observe à la surface du Soleil des mouvements de l’ordre du km par seconde avec une période d’environ 5 minutes, qui sont interprétés comme la superposition de nombreux modes acoustiques cohérents se réfléchissant à la surface du Soleil (Fig. 1). L’identification précise du degré et de l’ordre de chaque mode permet de remonter à la pénétration de l’onde jusque dans les régions internes. Des milliers de modes ont déjà été identifiés ! De cette moisson d’informations, on extrait l’extension de la couche convective externe (environ 190 000 km), la vitesse du son jusqu’à des régions très profondes (20 % du rayon du Soleil), et des indications sur la vitesse de rotation interne du Soleil.

Figure 1. Le mouvement permanent observé à la surface du Soleil est dû à la combinaison de millions de modes d’oscillation différents. Chaque mode est caractérisé par le nombre de fois ou l’onde se réfléchit à la surface du soleil. La figure à gauche représente schématiquement un mode d’oscillation, où les régions de vitesse positive (vers l’intérieur du Soleil) sont colorées en rouge par contraste avec les régions bleues, de vitesse négative. La coupe du Soleil visualise la région centrale, le coeur du soleil où se déroulent les réactions nucléaires et la production de neutrinos électroniques. La figure de droite représente schématiquement comment les modes de pression (p) et les modes de gravité (g) se propagent dans le soleil, de même que les différentes zones du Soleil : coeur, zone radiative, zone convective. Figures tirées du site web GONG Global Oscillation Network Group. Le Soleil est constitué radialement de plusieurs zones : à l’extérieur une couche convective, où l’énergie est transportée par des bulles de matière chaudes ascendantes et froides descendantes ; puis une couche radiative, où l’énergie se transporte plus efficacement par rayonnement. La transition entre ces deux zones se produit à environ 0.7 rayon solaire, et la transition est très brutale. On appelle cette transition la tachocline. A l’extérieur de ce rayon, le Soleil tourne de façon différentielle, tournant plus vite à l’équateur qu’aux pôles. Au dessous de la tachocline, le Soleil tourne pratiquement comme un corps solide (fig 2).

Figure 2. Vitesse de rotation en fonction du rayon dans le Soleil. Vers l’extérieur la vitesse de rotation dépend de la latitude, indiquée ici pour chaque courbe. La période de rotation est de 24 jours à l’équateur, et environ 32 jours vers les pôles. Au dessous de la tachocline (0.7 rayon solaire), le Soleil tourne presque comme un corps solide. Figure tirée du site web GONG Global Oscillation Network Group. L’héliosismologie a atteint une tel niveau d’exactitude qu’elle peut maintenant servir à contraindre très précisément la structure thermique et mécanique du Soleil. Grâce à de puissantes techniques d’inversion similaires à celles utilisées par les géophysiciens pour sonder l’intérieur de la Terre, il est possible d’extraire des grandeurs cruciales comme la vitesse du son, la densité, la température et le contenu d’hydrogène en fonction de la profondeur (les deux dernières nécessitant des hypothèses supplémentaires sur les propriétés microscopiques du plasma solaire). Dans un article à paraître prochainement dans Astronomy & Astrophysics, une équipe franco-indienne (A. S. Brun et J.-P. Zahn de l’Observatoire de Paris, H. M. Antia et S. M. Chitre du Tata Institute of Fundamental Research, Mumbai) a calculé des modèles solaires qui sont en très bon accord avec les observations des expériences spatiales (Golf, MDI, Virgo) à bord du satellite Solar and Heliospheric Observatory (SOHO), validant ainsi notre compréhension actuelle de la structure interne du Soleil.

Figure 3. Modèles théoriques comparés au Soleil sismique. Les différences relatives en vitesse du son c et en densité rho entre le Soleil et les modèles sont portées en fonction de la coordonnée radiale. Le modèle de référence Ref, calculé sans mélange interne, est celui qui présente le plus grand écart (noter le pic situé dans la tachocline, vers r/Rsol = 0.65). Les modèles s’améliorent nettement lorsqu’on tient compte du mélange dans la tachocline comme modèle Btz. Si de plus nous varions dans la limite de leur incertitude propre les principaux ingrédients microscopiques, les modéles sont encore en meilleur accord, comme illustré par les modèles N0 et N dans la partie centrale de leur vitesse du son (r<0.2) et partout avec leur profil de densité.

La Figure 3 représente la différence relative de vitesse du son c et de densité rho entre le Soleil et plusieurs modèles. Un des grands succès de l’héliosismologie a été de démontrer l’existence d’une mince région de transition à la base de la zone convective (r 0.71 Rsol), où le profil de rotation passe de "variant en latitude" au-dessus à "presque uniforme" dans le coeur radiatif stablement stratifié. Si on prend en compte dans les modèles le mélange se produisant dans cette zone dite tachocline, l’accord d’ensemble entre le Soleil sismique et les modèles est significativement amélioré. Comme le montre la Figure 3, le large pic présent dans le profil de vitesse du son du modèle ref (sans mélange macroscopique) au niveau de la tachocline disparaît quand ce mélange est inclus (cf. modèle Btz). De plus, l’abondance photosphérique de lithium 7 prédite est en accord avec les observations (ce fragile élément est transporté dans la tachocline à une profondeur où il peut être détruit par réactions nucléaires). Si en plus on fait varier, dans la limite de leur incertitude propre, les principaux ingrédients microscopiques tels que l’opacité, l’équation d’état, le taux de réactions nucléaires, la diffusion microscopique, l’écrantage coulombien etc., le modèle est encore plus proche du Soleil sismique (comparer par exemple les modèles Btz et N). En utilisant leur modèle solaire le plus précis, Brun et collaborateurs ont pu déduire le flux de neutrinos solaires suivant pour les trois types d’expérience (gallium, chlore et eau, en SNU, "Solar Neutrino Units") : 71Ga = 123.7 +/- 8.7 SNU, 37Cl = 6.41 +/- 0.86 SNU et Eau = (4.48 +/- 0.71) * 106 cm-2 s-1 Le dernier de ces flux peut être directement comparé avec celui déduit de l’expérience SNO quand la branche des courants neutres, qui est également sensible à toutes les saveurs (Ahmad et collaborateurs 2002), est aussi prise en compte ; le flux Eau (ou 8B) détecté est de (5.09 +/- 0.62) * 106 cm-2 s-1, compris donc dans les barres d’erreur de la prédiction faite par Brun et collaborateurs. Grâce à l’héliosismologie, les modèles solaires ont été améliorés aujourd’hui à un point où ils peuvent être utilisés pour confirmer et contraindre les propriétés de ces fascinantes particules que sont les neutrinos.