La forme de l’espace
Ces dernières années, des cosmologistes se sont intéressés à la forme globale de l’espace [2]. Jusqu’alors, la plupart d’entre eux avaient négligé le fait que, même si l’espace est plat à grande échelle, il peut prendre une multitude de formes différentes, par exemple celle d’un "hypertore" ayant l’allure d’un beignet tridimensionnel. Pour une courbure donnée, un espace admet en effet un grand nombre de topologies. En réalité, 18 topologies "plates", ainsi qu’un nombre infini de topologies sphériques et hyperboliques sont théoriquement susceptibles de décrire la forme de l’espace physique tridimensionnel. Bien que les observations récentes du rayonnement fossile contraignent la valeur de la courbure spatiale au sein d’un étroit intervalle autour de zéro, elles ne permettent pas de savoir si la courbure moyenne est strictement nulle (ce qui correspondrait à un univers "plat"), légèrement positive (univers sphérique) ou légèrement négative (univers hyperbolique), ni surtout si la topologie est "simple" (par exemple celle de l’espace plat infini) ou non (par exemple celle d’un hypertore plat et fini). Dans un article antérieur [3], trois des auteurs ont démontré que les topologies sphériques seraient plus facilement détectables sur le plan observationnel que les topologies hyperboliques et plates. La raison est que, même si l’espace est extrêmement proche de la platitude parfaite, seul un nombre fini de formes sphériques sont exclues par les contraintes observationnelles. En outre, en raison de la structure particulière des espaces sphériques, des signatures topologiques seraient potentiellement détectables au sein de l’univers observable. C’est la raison pour laquelle les cosmologistes manifestent un regain d’intérêt pour les espaces sphériques comme modèles possibles de l’univers physique. Reste la question principale : comment détecter la topologie de l’espace ?
L’univers a vibré comme un tambour
Si vous saupoudrez de sable la surface d’un tambour et que vous faites vibrer sa membrane, les grains de sable se rassemblent en motifs caractéristiques appelés figures de Chladni. L’étude détaillée de ces motifs contient toute l’information sur la taille et la forme du tambour, sur l’élasticité et la nature physique de sa membrane, etc. En particulier, la distribution des taches dépend essentiellement de trois facteurs : de la vibration initiale du tambour, de la courbure du tambour (les motifs seront différents selon que la surface est plane, légèrement concave ou légèrement convexe), et de la forme globale du tambour (les ondes se réfléchiront différemment selon que le bord du tambour est un cercle, une ellipse, un carré, etc). En cosmologie, l’univers primordial a été traversé par de véritables ondes acoustiques engendrées peu après le big bang. Ces vibrations ont laissé leur empreinte 300 000 ans plus tard sous la forme d’infimes fluctuations de densité dans le plasma primitif. Les taches chaudes et froides observées aujourd’hui dans le rayonnement fossile autour de la température moyenne de 2,7 K révèlent ces fluctuations de densité. Les anisotropies de température du rayonnement fossile ressemblent donc aux figures de Chladni que l’on pourrait obtenir à partir d’un tambour tridimensionnel compliqué qui a vibré pendant 300 000 ans. Elles apportent une véritable mine d’informations sur les conditions physiques qui ont régné dans l’Univers primitif, ainsi que sur les propriétés géométriques actuelles de l’espace telles que sa courbure et sa topologie. Plus précisément, les fluctuations de densité peuvent s’exprimer par des combinaisons des modes vibratoires fondamentaux de l’espace, de la même manière que la vibration d’un tambour peut s’exprimer par une combinaison de ses harmoniques fondamentales. Pour la première fois, un équipe de physiciens a montré comment la forme d’un espace sphérique pouvait être "écoutée" d’une manière unique. Pour cela, ils ont calculé les harmoniques (appelées "modes propres du Laplacien") pour la plupart des topologies sphériques [4]. Puis, à partir de conditions initiales fixant la manière dont l’univers a vibré initialement (le spectre dit de Harrison-Zeldovich), ils ont calculé l’évolution dans le temps de ces harmoniques, de façon à simuler des cartes réalistes et précises du rayonnement fossile dans un grand nombre de topologies possibles, incluant les espaces plats et sphériques [1].
Dans l’attente des données...
Si les observations du rayonnement fossile récemment effectuées en ballon (Boomerang, DASI, Archeops) ont posé de sévères contraintes sur la courbure de l’espace, elles ont fourni trop peu de données pour tester la topologie de l’Univers, car elles ne couvrent qu’une faible portion du ciel. La situation est sur le point de changer complètement avec le satellite MAP (Microwave Anisotropy Probe). Lancé en april 2001, il fournira des cartes à haute résolution des fluctuations du rayonnement fossile couvrant le ciel entier, à l’exception de la bande absorbante de la Voie lactée. Les données seront divulguées fin janvier ou début février 2003. Un signal topologique analogue à celui prédit dans [5] et simulé dans les cartes de [1] pourrait être subtilement codé dans ces données, et finalement permettre de répondre à la fascinante question : l’espace est-il fini ? Publications dans les revues à comité de lecture et références
- [1] A. Riazuelo, J.-P. Uzan, R. Lehoucq and J. Weeks, "Simulating Cosmic microwave background maps in multi-connected universes" (e-print astro-ph/0212223).
- [2] J.- P. Luminet : "L’Univers chiffonné", Fayard, Paris, 2001, 369 p. R. Lehoucq : "L’univers a-t-il une forme ?", Flammarion, Paris 2002, 152 p. J. Weeks : "The Shape of Space", Dekker, 2nd edition, 2001, 328 p.
- [3] J. Weeks, R. Lehoucq and J.-P. Uzan : "Detecting topology in a Nearly Flat Spherical Universe", (e-print astro-ph/0209389).
- [4] R. Lehoucq, J. Weeks, J.-P. Uzan, E. Gausmann and J.-P. Luminet, "Eigenmodes of 3-dimensional spherical spaces and their application to cosmology", Classical and Quantum Gravity,(2002) 19, 4683-4708 (e-print gr-qc/0205009).
- [5] N. Cornish, D. Spergel and G. Starkman,"Circles in the sky : finding topology with the microwave background radiation", Classical and Quantum Gravity (1998), 15, 2657-2670 (e-print astro-ph/9801212).