L’astrométrie est la discipline astronomique qui s’intéresse à déterminer avec une précision maximale les positions des corps célestes dans l’espace. Si pour certains des principaux satellites de Saturne (nommés par ordre croissant de distance à la planète Mimas, Encelade, Téthys, Dioné, Rhéa, Titan, Hypérion et Japet), les premières mesures datent du milieu du XVIIe siècle, il faudra attendre l’avènement de grands instruments équipés de micromètres et des premières plaques photographiques pour espérer obtenir une précision de l’ordre du millier de kilomètres sur leur position. Aujourd’hui, les observations astrométriques les plus précises de ce système sont données par la sonde Cassini (en orbite autour de Saturne depuis 2004) et permettent de contraindre le mouvement des lunes de Saturne dans une fourchette de dix kilomètres environ. Voilà de quoi laisser planer le doute sur la nécessité d’utiliser aujourd’hui encore des observations très anciennes. Pourtant, leur utilisation par l’équipe internationale baptisée ENCELADE, en référence au satellite éponyme, a permis de mettre en évidence la signature des marées levées par Encelade, Téthys, Dioné et Rhéa sur leur planète.
Les effets de marées sont dus à l’attraction différentielle d’un corps sur les différentes portions d’un autre. Le corps subissant ces marées va alors prendre une forme ellipsoïdale, un peu comme celle d’un ballon de rugby. En pratique, le corps se déforme avec un certain retard, car il dissipe une partie de l’énergie de déformation du fait de phénomènes de friction interne sous forme de chaleur. En raison des mouvements relatifs, les bourrelets de marées ne pointent donc pas exactement vers le corps attracteur. Du fait de ce décalage, et tout comme pour le système Terre-Lune dont la distance augmente de 3 à 4 centimètres par an, les satellites de Saturne vont s’éloigner de leur planète, décélérant ainsi sur leur orbite. En utilisant des observations astrométriques allant de 1886 à 2009, les chercheurs du groupe ENCELADE ont ainsi réussi à quantifier la décélération orbitale de quatre des huit principaux satellites de Saturne. La surprise était de taille, la valeur obtenue étant de dix fois supérieure à celle attendue. Après un travail minutieux de vérification, il fallait se rendre à l’évidence : les estimations antérieures, toutes basées sur la distance maximale qu’auraient pu parcourir les satellites depuis leur formation, n’étaient pas vérifiées par l’observation. Loin d’être anecdotique, ce résultat appelait les chercheurs à reconsidérer le système de Saturne et sa structure interne sous un angle nouveau. Tout d’abord, la cause mystérieuse des geysers observés au pôle Sud d’Encelade trouvait une explication naturelle. En effet, il était admis que la source de chaleur nécessaire pour maintenir en activité le cryovolcanisme observé sur ce satellite ne pouvait que provenir des puissants effets de marées levées cette fois par Saturne sur le satellite. Mais ces effets, proportionnels à l’excentricité de l’orbite du satellite, n’étaient supposés pouvoir durer que peu de temps, l’excentricité d’Encelade diminuant à mesure que son intérieur se réchauffait sous l’effet de la friction interne produite durant les déformations. Toutefois, ces différents calculs avaient été réalisés en supposant une dissipation d’énergie dans la planète dix fois inférieure à celle que venaient d’obtenir les chercheurs par l’astrométrie. En reprenant ces calculs avec leur nouvelle valeur, les chercheurs réalisèrent que désormais un état d’équilibre dynamique et thermique était possible, de sorte que la chaleur dégagée à la surface par les geysers d’Encelade soit directement compensée par celle produite par les déformations de marées, le tout en permettant à l’excentricité d’Encelade de ne pas varier dans le temps. Une autre surprise de taille était de constater que l’énergie dissipée dans la planète n’était que peu dépendante du satellite engendrant la déformation de marée (fig. 2).
Il fallait donc comprendre les possibles origines d’un tel phénomène et son intensité en examinant la structure interne de Saturne. Schématiquement, celle-ci est constituée d’une large enveloppe gazeuse externe entourant un noyau central composé d’éléments rocheux et de glaces dont la masse peut atteindre 18 fois celle de la Terre (M(terre)= 5.9736 1024 kg) (la masse totale de la planète étant de 95.159 M(terre)). Or les régions rocheuses constituent d’excellents agents de dissipation d’énergie, tandis que tous les modèles de friction de marées établis jusqu’alors pour les planètes géantes ne prenaient en compte que la déformation et la dynamique de l’enveloppe fluide. Ainsi, les chercheurs du groupe ENCELADE décidèrent de modéliser de manière cohérente la dissipation des marées dans de tels coeurs planétaires situés sous de profondes enveloppes fluides. Les résultats obtenus démontrèrent alors que la dissipation visqueuse de la réponse élastique de ces coeurs (fig. 3), amplifiée par la charge de la partie fluide, permettait de reproduire la forte dissipation observée, mais aussi sa faible dépendance à la fréquence d’excitation de marée. Ceci démontrait donc la nécessité actuelle de réviser les modèles ne prenant en compte que les enveloppes externes des planètes géantes pour aller vers des modèles complets allant de la surface de la planète jusqu’à son coeur. Dans ce cadre, il devient désormais crucial d’entreprendre de nouvelles recherches pour comprendre l’état de la matière de ce dernier dans les conditions extrêmes de température et de pression de l’intérieur des planètes géantes.
Cependant, une telle dissipation d’énergie, active depuis la formation du Système solaire (environ 4,5 milliards d’années), aurait dû repousser les principaux satellites de Saturne à des distances bien plus élevées que celles observées aujourd’hui (en particulier pour Mimas, satellite massif le plus proche). Cette épine dans le pied allait être le point de départ d’un scénario alternatif pour la création des satellites de Saturne compris entre Mimas et Rhéa. Des effets de marées aussi puissants ont donc des implications directes pour la formation des satellites de Saturne. L’équipe ENCELADE a ainsi élaboré un scénario alternatif de formation des satellites. Celui-ci présuppose que ce sont les anneaux de Saturne eux-mêmes qui pourraient être les progéniteurs des satellites situés jusqu’à l’orbite de Rhéa. En particulier, les anneaux s’étalant lentement au cours de l’histoire du Système solaire auraient donné progressivement naissance, à leur bord externe, à de nouveaux satellites. Dans ce scénario, les satellites doivent être riches en glace (comme les anneaux), ce qui est en accord avec les observations. De plus, ils se créent progressivement au cours de l’histoire du Système solaire. Ainsi, étant plus jeunes que ce dernier, il est possible de réconcilier leur position actuelle avec de forts effets de marées dans Saturne. A titre d’exemple, le satellite Mimas pourrait avoir 1 milliard d’années de moins que Saturne. Mais ce nouveau scénario de formation appelle une observation plus importante encore. Il était connu de longue date que les masses des satellites de Saturne situés jusqu’à l’orbite de Titan étaient d’autant plus importantes que ceux-ci étaient éloignés de leur planète. Cette observation devient une conséquence naturelle du mécanisme de formation des satellites. En effet, l’anneau de Saturne devient moins massif à mesure qu’il forme de nouveaux satellites. Il crée ainsi des satellites de masse de plus en plus faible, pendant que les satellites plus massifs ont eu le temps de migrer vers l’extérieur. Le travail du groupe ENCELADE démontre l’importance d’une recherche pluridisciplinaire en proposant une nouvelle vision du système de Saturne dans sa globalité. Mais bien au-delà de notre Système solaire, il est à prévoir que ce travail aura sûrement des conséquences importantes sur notre compréhension des systèmes exoplanétaires.
Références
- Strong tidal dissipation in Saturn and constraints on Enceladus’thermal state from astrometry, V. Lainey, O. Karatekin, J. Desmars, S. Charnoz, J.-E. Arlot, N. Emelyanov, C. Le Poncin-Lafitte, S. Mathis, F. Remus, G. Tobie, J.-P. Zahn, The Astrophysical Journal, 752, Issue 1 (2012). Anelastic tidal dissipation in multi-layer planets, F. Remus, S. Mathis, J.-P. Zahn, V. Lainey, Astronomy & Astrophysics, 541, (2012). Accretion of Saturn’s mid-sized moons during the viscous spreading of young massive rings : Solving the paradox of silicate-poor rings versus silicate-rich moons, S. Charnoz, A. Crida, J. Castillo-Rogez, V. Lainey, L. Dones, O. Karatekin, G. Tobie, S. Mathis, C. Le Poncin-Lafitte, J. Salmon, Icarus, Volume 216, Issue 2, p. 535-550 (2011).
Pour en savoir plus
Contacts
- Valéry Lainey (Observatoire de Paris-IMCCE, CNRS)
- Françoise Remus (Observatoire de Paris-LUTH, CNRS)
Dernière modification le 21 décembre 2021